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SCIENCE ET BOUDDHISME :
A LA CROISEE DES CHEMINSTrinh Xuan Thuan
Deùpartement d'Astronomie, Universiteù de Virginie
En tant qu'astrophysicien eùtudiant la formation et l'eùvolution des galaxies, mon travail m'ameøne constamment aø m'interroger sur les notions de reùel, de matieøre, de temps et d'espace. En tant que vietnamien eùleveù dans la tradition bouddhiste, je ne peux m'empeâcher de me demander comment le bouddhisme envisage ces meâmes concepts. Mais je n'eùtais pas certain qu'une deùmarche consistant aø confronter la science et le bouddhisme puisse avoir un sens. Je connaissais surtout l'aspect pratique du bouddhisme qui aide aø acqueùrir la connaissance de soi, aø progresser spirituellement, et aø devenir un eâtre humain meilleur. Pour moi, le bouddhisme eùtait avant tout une voie menant aø l'Eveil, une voie contemplative au regard principalement tourneù vers l'inteùrieur. De plus, la science et le bouddhisme utilisent des meùthodes d'investigation du reùel totalement diffeùrentes. En science, ce sont l'intellect et la raison qui tiennent le roâle principal. Divisant, cateùgorisant, analysant, comparant et mesurant, le scientifique exprime les lois de la nature dans le langage hautement eùlaboreù des matheùmatiques. L'intuition n'est pas absente en science, mais elle n'est utile que si elle peut eâtre formuleùe dans une structure matheùmatique coheùrente. Par contre, l'intuition - l'expeùrience inteùrieure -- joue le premier roâle dans la deùmarche contemplative. Elle n'essaie pas de fragmenter la reùaliteù, mais tente de l'appreùhender dans sa totaliteù. Le bouddhisme ne fait pas appel aux instruments de mesure et aux observations sophistiqueùes qui fournissent la base expeùrimentale de la science. Ses eùnonceùs sont de nature plus qualitative que quantitative. Je redoutais que le bouddhisme n'ait que peu aø dire sur la nature du monde pheùnomeùnal, car ce n'est pas sa preùoccupation principale, alors que c'est fondamentalement celle de la science. 1. Un dialogue a-t-il une raison d'eâtre ?
J'ai rencontreù Matthieu Ricard pour la premieøre fois lors de l'Universiteù d'eùteù aø Andorre, en 1997. Matthieu eùtait la personne ideùale avec qui aborder ces questions. Non seulement il avait une formation scientifique, ayant reçu son doctorat en biologie moleùculaire de l'Institut Pasteur, mais il connaissait bien la philosophie et les textes bouddhiques, eùtant devenu moine bouddhiste vivant au Neùpal depuis une trentaine d'anneùes. Nous avons eu de passionnantes discussions au cours de longues randonneùes dans le deùcor grandiose des montagnes pyreùneùennes. Notre discussion a eùteù mutuellement enrichissante. Elle a susciteù de nouvelles interrogations, des points de vue ineùdits, des syntheøses inattendues qui demandaient et demandent encore approfondissement et clarification. Je vais exposer ici les sujets principaux de nos discussions qui nous ont parfois reùunis, parfois opposeùs. Un livre - L'infini dans la paume de la main (Press Pocket, 2002) -- est neù de ces eùchanges amicaux entre un astrophysicien neù bouddhiste qui souhaite confronter ses connaissances scientifiques avec ses sources philosophiques, et un scientifique occidental qui est devenu moine bouddhiste et dont l'expeùrience personnelle l'a conduit aø comparer deux approches de la reùaliteù.
Au terme de nos conversations, je dois dire mon admiration accrue pour la manieøre dont le bouddhisme analyse le monde des pheùnomeønes. Il l'a fait de façon profonde et originale. Mais le but ultime de la science et du bouddhisme n'est pas le meâme. La science s'arreâte aø l'eùtude et l'interpreùtation des pheùnomeønes, alors que pour le bouddhisme, le but est theùrapeutique. En comprenant la vraie nature du monde physique, nous pouvons nous libeùrer de la souffrance engendreùe par notre attachement erroneù aø la reùaliteù apparente du monde exteùrieur et progresser dans la voie de l'Eveil.
Ce n'est pas mon intention ici d'imprimer aø la science des allures de mysticisme ni d'eùtayer le bouddhisme par les deùcouvertes de la science. La science fonctionne parfaitement et atteint le but qu'elle s'est fixeùe sans aucun besoin d'un support philosophique du bouddhisme ou d'une autre religion. Le bouddhisme est la science de l'Eveil, et que ce soit la Terre qui tourne autour du Soleil ou le contraire ne change rien aø l'affaire. Mais parce qu'ils repreùsentent l'un comme l'autre une queâte de la veùriteù, dont les criteøres sont l'authenticiteù, la rigueur et la logique, leurs manieøres respectives d'envisager le reùel ne devraient pas deùboucher sur une opposition irreùductible, mais, au contraire, sur une harmonieuse compleùmentariteù. Le physicien Werner Heisenberg a eùcrit : " Je consideøre que l'ambition de deùpasser les contraires, incluant une syntheøse qui embrasse la compreùhension rationnelle et l'expeùrience mystique de l'uniteù, est le mythos, la queâte, exprimeùe ou inexprimeùe, de notre eùpoque. "
Je discuterai dans les prochains chapitres des concepts bouddhiques de l'interdeùpendance (chapitre 2), de la vacuiteù (chapitre 3) et de l'impermanence (chapitre 4) et comment ils correspondent aux ideùes de la science moderne. Je deùcrirai dans le chapitre 5 comment le bouddhisme rejette l'ideùe d'un " principe anthropique ". Je conclus dans le chapitre 6 que la science et la spiritualiteù sont deux modes de connaissance qui se compleøtent, et que l'homme a besoin des deux pour ne pas perdre son humaniteù.
2. L'interdeùpendance 2.1 L'interdeùpendance des pheùnomeønes dans le bouddhisme
L'interdeùpendance des pheùnomeønes constitue un des principes fondamentaux du bouddhisme. Rien ne peut exister de façon autonome, et eâtre sa propre cause. Un objet ne peut eâtre deùfini qu'en termes d'autres objets et n'exister qu'en relation avec d'autres entiteùs. Autrement dit, ceci surgit parce que cela est. L'interdeùpendance est essentiel aø la manifestation des pheùnomeønes. Selon le bouddhisme, la perception que nous avons du monde comme eùtant composeù de pheùnomeønes distincts issus de causes et de conditions isoleùes est appeleùe " veùriteù relative " ou " veùriteù trompeuse ". L ‘expeùrience du quotidien nous induit aø croire que les choses ont une reùaliteù objective indeùpendante, comme si elles existaient de leur propre chef et posseùdaient une identiteù intrinseøque. Mais le bouddhisme maintient que ce mode d'appreùhension des pheùnomeønes n'est juste qu'une construction de notre esprit qui ne reùsiste pas aø l'analyse. Il soutient que c'est uniquement en relation et en deùpendance avec d'autres facteurs qu'un eùveùnement peut survenir. Une chose ne peut surgir que si elle est relieùe, conditionneùe et conditionnante. Une entiteù qui existerait indeùpendamment de toutes les autres devrait soit exister depuis toujours, soit ne pas exister du tout. Elle ne pourrait agir sur rien et rien ne pourrait agir sur elle.
Le bouddhisme envisage donc le monde comme un vaste flux d'eùveùnements relieùs les uns aux autres et participant tous les uns des autres. La façon dont nous percevons ce flux cristallise certains aspects de cette globaliteù de manieøre purement illusoire et nous fait croire qu'il s'agit d'entiteùs autonomes dont nous sommes entieørement seùpareùs. Le bouddhisme ne nie pas la veùriteù conventionnelle, celle que l'homme ordinaire voit ou que le savant deùtecte, ni ne conteste les lois de cause aø effet, ou les lois physiques ou matheùmatiques. Il affirme simplement que, si on va au fond des chose, il y a une diffeùrence entre la façon dont le monde nous apparaît et sa nature ultime.
L'aspect le plus subtil de l'interdeùpendance concerne la relation entre la " base de deùsignation " et la " deùsignation " d'un pheùnomeøne. La localisation, la forme, la dimension, la couleur ou toute autre caracteùristique apparente d'un pheùnomeøne sont des bases de deùsignation. Leur ensemble constitue la deùsignation de l'objet, une construction mentale qui attribue une existence autonome illusoire aø cet objet. Dans notre expeùrience de tous les jours, ce n'est gueøre l'existence nominale d'un objet qui nous apparaît, mais sa deùsignation. Le bouddhisme ne dit pas que l'objet n'existe pas puisque nous en faisons l'expeùrience, eùvitant ainsi la position nihiliste qui lui est souvent attribueùe aø tort. Mais il affirme aussi que cette existence n'est pas autonome et est purement interdeùpendante, eùvitant ainsi la position reùaliste mateùrialiste. Il adopte la Voie meùdiane selon laquelle un pheùnomeøne ne posseøde pas d'existence autonome, mais n'est pas neùanmoins inexistant, et peut interagir et fonctionner selon les lois de la causaliteù.
2.2 La non-seùparabiliteù en meùcanique quantique
Un concept scientifique qui est eùtonnement proche du concept bouddhique d'interdeùpendance est celui de non-seùparabiliteù en meùcanique quantique, baseù sur la ceùleøbre expeùrience de penseùe proposeùe par Einstein, Podolsky et Rosen (EPR) en 1935. En termes simplifieùs, l'expeùrience est la suivante. Imaginons une particule qui se deùsinteøgre spontaneùment en deux photons A et B. Pour des raisons de symeùtrie, les deux photons partent dans des directions opposeùes. Si A part vers le nord, nous deùtectons B au sud. Jusque-laø, apparemment, rien d'extraordinaire. Mais c'est oublier les bizarreries de la meùcanique quantique : avant d'eâtre captureù par le deùtecteur, A ne preùsentait pas un aspect de particule, mais celui d'une onde. Cette onde n'eùtant pas localiseùe, il existe une certaine probabiliteù pour que A se trouve dans n'importe quelle direction. C'est seulement quand il est capteù que A se meùtamorphose en particule et " apprend " qu'il se dirige vers le nord. Mais si, avant d'eâtre captureù, A ne " savait " pas aø l'avance quelle direction il allait prendre, comment B aurait-il pu " deviner " aø l'avance le comportement de A et reùgler le sien de façon aø eâtre capteù au meâme instant dans la direction opposeùe? Cela n'avait aucun sens, aø moins d'admettre que A pouvait informer instantaneùment B de la direction qu'il avait prise. Mais aucun signal ne peut voyager plus vite que la lumieøre. " Dieu n'envoie pas de signaux teùleùpathiques " disait Einstein. Celui-ci conclut donc que la meùcanique quantique ne donnait pas une description compleøte de la reùaliteù. Selon lui, il devait exister des " variables cacheùes " qui deùcrivaient les deux photons : A " savait " quelle direction il allait prendre et l'a " communiqueù " aø B avant de se seùparer de ce dernier.
Et pourtant Einstein se trompait. En 1964, le physicien John Bell conçut un theùoreøme matheùmatique connu sous le nom d'" ineùgaliteù de Bell " qui devait eâtre veùrifieù expeùrimentalement s'il y avait des variables cacheùes. En 1982, le physicien Alain Aspect et son eùquipe aø Orsay ont reùaliseù une seùrie d'expeùriences sur des paires de photons, avec le reùsultat que l'ineùgaliteù de Bell eùtait systeùmatiquement violeùe. La meùcanique quantique avait raison et Einstein avait tort. Dans l'expeùrience d'Aspect, les photons A et B eùtaient seùpareùs de 12 meøtres, et B " savait " instantaneùment ce que A faisait. Dans l'expeùrience la plus reùcente de Nicolas Gisin et de son eùquipe aø Geneøve, les photons sont seùpareùs de 10 kilomeøtres et les comportements de A et B sont toujours parfaitement correùleùs. Cela est eùtrange seulement si nous supposons, comme Einstein, que la reùaliteù est morceleùe et localiseùe sur chacun des photons. Le paradoxe n'est plus si nous admettons que A et B font partie d'une reùaliteù globale quelle que soit la distance qui les seùpare, meâme s'ils se trouvaient aø deux bouts de l'univers. A n'a pas besoin d'envoyer un signal aø B car tous les deux font partie d'une meâme reùaliteù. La meùcanique eùlimine ainsi toute ideùe de localisation. Elle confeøre un caracteøre holistique aø l'espace. Les notions d' " ici " et de " laø " n'ont plus de sens, car " ici " est identique aø " laø ". Les physiciens appellent cela la " non-seùparabiliteù ".
2.3 Le pendule de Foucault et l'interdeùpendance du macrocosme
L'interdeùpendance des pheùnomeønes ne se limite pas au monde atomique, mais caracteùrise l'univers tout entier. Une expeùrience de physique ceùleøbre et fascinante, celle du pendule de Foucault, reùveøle cette interdeùpendance du macrocosme. Le physicien Leùon Foucault s'est servi de son pendule pour deùmontrer la rotation de la Terre en 1851. Nous sommes tous familiers avec le comportement du pendule: son plan d'oscillation pivote au fil des heures. Si le pendule eùtait aux poâles Nord ou Sud, le plan ferait un tour complet en exactement vingt-quatre heures. Foucault reùalisa correctement que, en fait, c'eùtait la Terre qui tournait alors que le plan d'oscillation du pendule restait fixe.
Mais une question reste: le plan du pendule reste fixe par rapport aø quel repeøre ? Le pendule est attacheù au plafond d'un baâtiment sur Terre. La Terre nous transporte aø quelque 30 km/s autour du Soleil, qui lui-meâme tourne autour du centre de la Voie lacteùe aø 230 km/s. Notre galaxie tombe aø son tour vers la galaxie Andromeøde aø 90 km/s. Le Groupe Local de galaxies, dont la Voie lacteùe et Andromeøde constituent les membres les plus massifs, tombe aø 600 km/s vers l'amas de la Vierge et vers le superamas du Centaure, attireù par leur graviteù. L'ensemble tombe aø son tour vers le Grand Attracteur, un ensemble de quelques dizaines de milliers de galaxies. Tous ces groupements de galaxies sont relativement proches. Et pourtant le pendule de Foucault n'ajuste pas son comportement en fonction de cet environnement proche, mais en fonction des amas de galaxies les plus eùloigneùs, c'est aø dire de l'univers tout entier. Comment expliquer ce comportement ? La reùponse n'est pas connue. Le physicien Ernst Mach y voyait une sorte d'omnipreùsence de la matieøre et de son influence. Selon lui, la masse d'un objet -- ici le pendule de Foucault -- qui deùtermine son mouvement, est le reùsultat de l'univers tout entier sur cet objet aø travers une influence mysteùrieuse distincte de la graviteù. De nouveau, nous retrouvons le concept bouddhiste de l'interdeùpendance. Chaque partie porte en elle la totaliteù, et de chaque partie deùpend tout le reste.
3. La vacuiteù : l'absence d'une reùaliteù intrinseøque
La notion d'interdeùpendance nous ameøne directement aø l'ideùe bouddhique de la " vacuiteù ", qui ne signifie pas " neùant " (le bouddhisme a eùteù souvent accuseù aø tort de nihilisme), mais " absence d'existence propre ". Parce que tout est interdeùpendant, rien n'existe en soi ni n'est sa propre cause. L'ideùe d'une reùaliteù solide et autonome n'est pas valide. De nouveau, la meùcanique quantique tient des propos eùtonnement similaires. Selon Bohr et Heisenberg, nous ne pouvons plus parler d'atomes ou d'eùlectrons en termes d'entiteùs reùelles posseùdant des proprieùteùs bien deùfinies, telles la vitesse ou la position. Nous devons les consideùrer comme formant un monde non plus de choses et de faits, mais de potentialiteùs. La nature meâme de la matieøre et de la lumieøre devient un jeu de relations interdeùpendantes. Elle n'est plus intrinseøque, mais peut changer par l'interaction entre l'observateur et l'objet observeù. Cette nature n'est plus unique, mais duelle. La lumieøre et la matieøre n'ont pas une existence intrinseøque parce qu'ils peuvent apparaître soit comme onde soit comme particule deùpendant de l'appareil de mesure. Ces deux aspects sont compleùmentaires et indissociables l'un de l'autre. C'est ce que Bohr appelait le " principe de compleùmentariteù ". Le pheùnomeøne que nous appelons " particule " prend la forme d'ondes quand on ne l'observe pas. Deøs qu'il y a mesure ou observation, il reprend son aspect de particule. Parler d'une reùaliteù intrinseøque pour une particule, d'une reùaliteù existant sans qu'on l'observe, n'a pas de sens car on ne peut jamais l'appreùhender. Le concept d' " atome " n'est qu'un moyen commode pour relier en un scheùma logique et coheùrent diverses observations du monde des particules. Bohr parlait de l'impossibiliteù d'aller au-delaø des faits et reùsultats des expeùriences et mesures : " Notre description de la nature n'a pas pour but de reùveùler l'essence reùelle des pheùnomeønes, mais simplement de deùcouvrir autant que possible les relations entre les nombreux aspects de notre existence. " La meùcanique quantique relativise radicalement la notion d'objet en la subordonnant aø celle de mesure, c'est-aø-dire aø celle d'un eùveùnement. De plus, le flou quantique impose une limite fondamentale aø la preùcision des mesures. Il existera toujours une incertitude soit dans la position, soit dans la vitesse d'une particule. La matieøre a perdu sa substance.
4. L'impermanence au cÅ“ur de la reùaliteù
Pour le bouddhisme, l'interdeùpendance est intimement lieùe aø l'impermanence des pheùnomeønes. On distingue l'impermanence grossieøre - le changement des saisons, l'eùrosion des montagnes, le passage de la jeunesse aø la vieillesse - et l'impermanence subtile : aø chaque moment infiniteùsimal, tout ce qui semble exister se transforme. L'univers n'est pas fait d'entiteùs solides et distinctes, mais est comme un vaste flux d'eùveùnements et de courants dynamiques tous interconnecteùs et interagissant continuellement. Ce concept de changement perpeùtuel et omnipreùsent rejoint ce que dit la cosmologie moderne. L'immuabiliteù aristoteùlicienne des cieux et l'univers statique de Newton ne sont plus. Tout bouge, tout change, tout est impermanent, du plus petit atome aø l'univers entier en passant par les galaxies, les eùtoiles et les hommes.
Propulseù par une explosion primordiale, l'univers se dilate. Cette nature dynamique est deùcrite par les eùquations de la relativiteù. Avec la theùorie du big bang, l'univers a acquis une histoire. Il a un commencement, un passeù, un preùsent et un futur. Il mourra un jour dans un brasier infernal ou dans un froid glacial. Toutes les structures de l'univers - planeøtes, eùtoiles, galaxies ou amas de galaxies - sont en mouvement perpeùtuel et participent aø un immense ballet cosmique : mouvement de rotation autour d'elles-meâmes, de reùvolution, d'eùloignement ou d'approche les unes par rapport aux autres. Elles aussi ont une histoire : elles naissent, eùvoluent et meurent. Les eùtoiles suivent des cycles de vie et de mort qui se mesurent en millions, voire en milliards d'anneùes.
Le monde atomique et subatomique n'est pas en reste. Laø aussi, tout est impermanence. Les particules peuvent changer de nature : un quark peut changer de famille ou de " saveur ", un proton peut devenir un neutron avec eùmission d'un positon et d'un neutrino. Dans des processus d'annihilation avec l'antimatieøre, la matieøre peut se muer en pure eùnergie. Le mouvement d'une particule peut se transformer en particule, ou vice versa. En d'autres termes, la proprieùteù d'un objet peut se transformer en particule. Graâce au flou quantique de l'eùnergie, l'espace qui nous entoure est peupleù d'un nombre inimaginable de particules dites " virtuelles ", aø l'existence fantomatique et eùpheùmeøre. Apparaissant et disparaissant dans des cycles de vie et de mort d'une dureùe infiniteùsimale, elles exemplifient l'impermanence au plus haut degreù.
5. Existe-t-il un principe anthropique ?
Malgreù les convergences remarquables deùcrites preùceùdemment, il y a un domaine ouø le bouddhisme peut entrer en conflit avec la cosmologie moderne. Cela concerne le fait que l'univers a eu un deùbut et qu'il a eùteù reùgleù de façon extreâmement preùcise pour l'apparition de la vie et de la conscience.
5.1 Le fantoâme de Copernic
Depuis le XVIe sieøcle, l'homme n'a cesseù de rapetisser dans l'espace. En 1543, Copernic deùloge la Terre de sa place centrale et la releøgue au rang de simple planeøte tournant autour du Soleil. Depuis le fantoâme de Copernic n'a pas cesseù de nous hanter. Si notre planeøte n'occupait pas le centre du monde, notre astre devait sûrement l'occuper. Mais voilaø que Harlow Shapley deùcouvre que le Soleil n'est qu'une simple eùtoile de banlieue parmi la centaine de milliards d'autres qui composent notre galaxie. La Voie lacteùe n'est elle-meâme, on le sait maintenant, qu'une parmi les quelque cent milliards de galaxies de l'univers observable, dont le rayon s'eùtend aø quinze milliards d'anneùes-lumieøre. L'homme n'est qu'un grain de sable sur la vaste plage cosmique. Cette reùduction de l'homme aø l'insignifiant conduisit au cri d'angoisse de Pascal au XVIIe sieøcle : " Le silence eùternel des espaces infinis m'effraie ", auquel firent eùcho, trois sieøcles plus tard, le biologiste Jacques Monod : " L'homme est perdu dans l'immensiteù indiffeùrente de l'univers ouø il a eùmergeù par hasard ", et le physicien Steven Weinberg : " Plus on comprend l'univers, plus il nous apparaît vide de sens ".
5.2 Le principe anthropique
Je ne pense pas que l'homme ait eùmergeù par hasard dans un univers qui lui est totalement indiffeùrent. Au contraire, tous deux sont en eùtroite symbiose : si l'univers est si vaste, c'est pour permettre notre preùsence. La cosmologie moderne a deùcouvert que l'existence de l'eâtre humain semble eâtre inscrite dans les proprieùteùs de chaque atome, eùtoile et galaxie de l'univers et dans chaque loi physique qui reùgit le cosmos. L'univers semble eâtre parfaitement reùgleù pour l'apparition d'un observateur intelligent capable d'appreùcier son organisation et son harmonie. Cet eùnonceù est appeleù " principe anthropique ", du grec " anthropos " qui veut dire " homme ". Deux remarques s'imposent. D'abord le qualificatif " anthropique " est mal choisi. Il sous-entend que l'univers tend vers l'homme exclusivement. En fait, les arguments anthropiques s'appliquent aø toute forme d'intelligence dans l'univers. Deuxieømement, la deùfinition que j'ai donneùe ne concerne que la version dite " forte " du principe anthropique. Il existe aussi une version " faible " qui ne suppose pas une intention dans l'organisation de la Nature et qui dit : " Les proprieùteùs de l'univers doivent eâtre compatibles avec l'existence de l'homme. " C'est presque une tautologie, et je ne m'y attarderai plus.
Quel est le fondement scientifique du principe anthropique ? L'eùvolution de l'univers est deùtermineùe par deux types d'informations : 1) ses conditions initiales telles son contenu en masse et eùnergie, son taux initial d'expansion, etc. et 2) une quinzaine de nombres dits " constantes physiques " tels que la constante de gravitation, la constante de Planck, la masse des particules eùleùmentaires, la vitesse de la lumieøre, etc. Nous pouvons mesurer la valeur de ces constantes avec une treøs grande preùcision, mais nous ne disposons d'aucune theùorie physique expliquant pourquoi ces constantes ont la valeur qu'elles ont plutoât qu'une autre. En construisant des modeøles d'univers avec des conditions initiales et des constantes physiques diffeùrentes, les astrophysiciens se sont rendus compte qu'elles ont eùteù reùgleùes de manieøre extreâmement preùcise pour l'eùmergence de la vie et de la conscience. Si les conditions initiales et les constantes physiques eùtaient leùgeørement diffeùrentes, nous ne serions pas ici pour en parler. Consideùrons par exemple la densiteù initiale de matieøre dans l'univers. La matieøre exerce une force gravitationnelle attractive qui s'oppose aø l'impulsion de l'explosion primordiale et ralentit l'expansion universelle. Si la densiteù initiale eùtait trop eùleveùe, l'univers s'effondrerait sur lui-meâme au bout d'un million d'anneùes, d'un sieøcle ou meâme d'un an, deùpendant de la valeur exacte de la densiteù. Ce laps de temps serait trop court pour que l'alchimie nucleùaire des eùtoiles produise les eùleùments lourds, comme le carbone, neùcessaires aø la vie. Par contre, si la densiteù initiale de matieøre eùtait insuffisante, la force de graviteù serait trop faible pour que les eùtoiles se forment. Sans eùtoiles, adieu aux eùleùments lourds et aø la vie ! Tout se joue sur un eùquilibre treøs deùlicat. La densiteù initiale de l'univers doit eâtre reùgleùe avec une preùcision de 10**-60. La preùcision stupeùfiante de ce reùglage est comparable aø celle dont devrait eâtre capable un archer pour planter une fleøche dans une cible carreùe d'un centimeøtre de coâteù qui serait placeùe aux confins de l'univers, aø une distance de quinze milliards d'anneùes-lumieøre ! La preùcision du reùglage deùpend de la constante ou de la condition initiale dont il s'agit, mais dans tous les cas, un changement infime entraînerait la steùriliteù de l'univers.
5.3 Hasard ou neùcessiteù ?
Comment expliquer un reùglage d'une si grande preùcision ? Il me semble que nous avons deux possibiliteùs : la preùcision du reùglage est le reùsultat soit du hasard soit de la neùcessiteù. Dans l'hypotheøse du hasard, il nous faut postuler une infiniteù d'univers paralleøles en plus du noâtre (ces univers multiples forment un " multivers "). Chacun de ces univers aurait une combinaison diffeùrente de constantes physiques et conditions initiales. Mais seul le noâtre aurait la combinaison gagnante neùcessaire pour l'eùmergence de la vie et de la conscience. Toutes les autres univers auraient une combinaison perdante et seraient steùriles. Par contre, si nous rejetons l'hypotheøse d'univers paralleøles et adoptons celle d'un seul univers, le noâtre, alors nous devons postuler l'existence d'un principe creùateur qui a ajusteù l'eùvolution de l'univers deøs son deùbut.
Comment deùcider ? La science ne peut pas nous aider aø choisir entre ces deux possibiliteùs. En fait, il y a plusieurs sceùnarios scientifiques qui permettent l'existence d'univers multiples. Par exemple, pour contourner la description de la reùaliteù en termes d'ondes de probabiliteùs par la meùcanique quantique, le physicien Hugh Everett a proposeù que l'univers se divise en deux exemplaires chaque fois que s'offre une alternative ou un choix. Certains univers ne se distingueraient du noâtre que par la position d'un seul eùlectron dans un seul atome. D'autres seraient radicalement diffeùrents. Ils auraient d'autres constantes physiques, d'autres conditions initiales et d'autres lois physiques. Un autre sceùnario de multivers est celui d'un univers cyclique avec une seùrie infinie de big bang et de big crunch. Chaque fois que l'univers renaît de ses cendres pour repartir dans un nouveau big bang, il le fait avec une nouvelle combinaison de constantes physiques et de conditions initiales. Une troisieøme possibiliteù est la theùorie de Andreï Linde dans laquelle chacune des innombrables fluctuations de la mousse quantique originelle donne naissance aø un univers. Notre monde ne serait qu'une petite bulle dans un meùta-univers composeù d'une infiniteù d'autres bulles qui n'abriteraient pas de vie consciente, la combinaison de leurs constantes physiques et de leurs conditions initiales ne le permettant pas.
Je ne souscris pas aø l'ideùe d'univers multiples. Qu'ils soient inaccessibles aø l'observation, et donc inveùrifiables, fait violence aø ma conception de la science. Sans veùrification expeùrimentale, la science a toât fait de s'enliser dans la meùtaphysique. D'autre part, le rasoir d'Occam suggeøre qu'une explication simple d'un pheùnomeøne a plus de chances d'eâtre vraie qu'une explication compliqueùe. Pourquoi, dans ce cas, creùer une infiniteù d'univers infertiles juste pour en avoir un qui soit conscient de lui-meâme ? Dans mon travail d'astronome, j'ai l'immense chance d'aller aø des observatoires pour contempler le cosmos. Je suis toujours eùmerveilleù par son organisation, sa beauteù et son harmonie. Cela est difficile pour moi d'attribuer toute cette splendeur au pur hasard. Si nous rejetons l'ideùe d'univers multiples et acceptons celle d'un univers unique, le noâtre, alors il me semble que nous devons parier, tel Pascal, sur l'existence d'un principe creùateur responsable du reùglage extreâmement preùcis de l'univers. Pour moi, ce principe n'est pas un Dieu personnifieù, mais un principe pantheùiste omnipreùsent dans la Nature, semblable aø celui dont parlaient Einstein et Spinoza. Einstein l'a deùcrit ainsi : " Il est certain que la conviction, apparenteùe au sentiment religieux, que le monde est rationnel, ou au moins intelligible, est aø la base de tout travail scientifique un peu eùlaboreù. Cette conviction constitue ma conception de Dieu. C'est celle de Spinoza. "
5.4 Le bouddhisme n'accepte pas le concept d'un principe creùateur
Le pari pascalien d'un principe creùateur que je viens d'eùnoncer est contraire aø l'optique bouddhique. Le bouddhisme consideøre que les proprieùteùs de l'univers n'ont pas besoin d'eâtre reùgleùes pour que la conscience apparaisse. Selon lui, les flots de conscience et l'univers mateùriel coexistent depuis toujours dans un univers sans deùbut. Leur ajustement mutuel et leur interdeùpendance est la condition meâme de leur coexistence. J'admets que le concept d'interdeùpendance offre une explication pour le reùglage si preùcis de l'univers. Mais il est moins eùvident que ce concept puisse reùpondre aø la question existentielle de Leibniz : " Pourquoi y a-t-il quelque chose plutoât que rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose. De plus, aø supposer que des choses doivent exister, il faut qu'on puisse rendre compte du pourquoi elles doivent exister ainsi et non autrement. " J'ajouterai : " Pourquoi les lois physiques sont-elles ce qu'elles sont et non autres ?" Ainsi nous pourrions treøs bien imaginer vivre dans un univers deùcrit seulement par les lois de Newton. Or ce n'est pas le cas. Ce sont les lois de la meùcanique quantique et de la relativiteù qui rendent compte de l'univers connu.
L'optique bouddhique souleøve d'autres questions. S'il n'y a pas de creùateur, l'univers ne peut eâtre creùeù. Il n'a donc ni commencement ni fin. Le seul univers compatible avec le point de vue bouddhique est donc un univers cyclique, avec une seùrie sans fin de big bang et de big crunch. Scientifiquement, le fait que l'univers va un jour s'effondrer sur lui-meâme, donnant lieu aø un big crunch, est neùanmoins loin d'eâtre eùtabli. Cela deùpend de la quantiteù totale de matieøre invisible et d'eùnergie " noire " dans l'univers. Les dernieøres observations astronomiques semblent indiquer un univers plat dont l'expansion ne s'arreâtera qu'apreøs un temps infini, ce qui semblerait, en l'eùtat actuel de nos connaissances, exclure un univers cyclique. Quant au concept de flots de conscience coexistant avec l'univers deøs les premieøres fractions de seconde du big bang, la science est encore treøs loin de pouvoir le veùrifier. Certains neurobiologistes pensent qu'il est nul besoin d'un continuum de conscience coexistant avec la matieøre, que le premier peut eùmerger de la deuxieøme, une fois que celle-ci ait passeù un certain seuil de complexiteù.
6. Science et spiritualiteù : deux feneâtres pour contempler la reùaliteù
Il existe donc une convergence et une reùsonance certaines entre les deux visions, bouddhiste et scientifique, du reùel. Le concept d'interdeùpendance qui est au cÅ“ur du bouddhisme eùvoque de manieøre eùtonnante la globaliteù du monde mise en eùvidence par l'expeùrience EPR aø l'eùchelle atomique et subatomique, et par le pendule de Foucault aø l'eùchelle du cosmos. Le concept bouddhique de la vacuiteù trouve son pendant scientifique dans la nature duale de la lumieøre et de la matieøre en meùcanique quantique. Parce qu'un photon est soit onde soit particule deùpendant de la façon dont on l'observe, il ne peut pas avoir d'existence intrinseøque. Le concept bouddhique de l'impermanence fait eùcho au concept d'un univers en eùvolution constante. Rien n'est statique, tout bouge, tout change, tout se transforme, du plus petit atome aux structures les plus grandes de l'univers. L'univers lui-meâme a acquis une histoire.
J'ai aussi mentionneù certains concepts ouø il peut y avoir deùsaccord entre la science et le bouddhisme. Le bouddhisme rejette l'ideùe d'un commencement de l'univers et donc d'un principe creùateur. Pour lui, la conscience est distincte de la matieøre, coexistant dans un univers sans deùbut.
Les manieøres respectives d'envisager le reùel du bouddhisme et de la science ont deùboucheù, non pas sur une contradiction aigue, mais sur une convergence harmonieuse. Bien que leurs meùthodes d'investigation soient radicalement diffeùrentes - la science repose sur l'expeùrimentation et les theùories alors que la contemplation joue le roâle principal dans le bouddhisme -- tous les deux sont des feneâtres donnant sur la reùaliteù, et ils sont chacun valides dans leurs domaines respectifs. La science nous donne acceøs aø la connaissance " conventionnelle ". Son but est d'eùtudier le monde des pheùnomeønes. La science est neutre. Elle ne s'occupe pas de morale ni d'eùthique. Ses applications techniques peuvent nous faire du bien ou du mal. Par contre, la contemplation a pour but notre transformation inteùrieure afin que nous soyons capables d'aider les autres. La science utilise des instruments toujours plus perfectionneùs. Dans l'approche contemplative, l'esprit est le seul instrument. Le contemplatif examine le fonctionnement des penseùes et tente de comprendre comment ses penseùes s'enchaînent pour finalement l'enchaîner. Il observe les meùcanismes du bonheur et de la souffrance et essaie d'identifier les processus mentaux qui lui apportent paix inteùrieure et satisfaction profonde afin de les deùvelopper, et ceux qui, au contraire, deùtruisent sa seùreùniteù afin de les eùliminer. La science nous apporte des informations, mais n'a rien aø voir avec notre progreøs spirituel et notre transformation inteùrieure. Par contre, l'approche contemplative doit provoquer en nous une transformation personnelle profonde dans la façon dont nous percevons le monde et agissons sur lui. Le bouddhiste, en reùalisant que les objets n'ont pas d'existence intrinseøque, diminue son attachement aø ces objets, ce qui diminue sa souffrance. Le scientifique, avec la meâme reùalisation, se contente de la consideùrer comme un progreøs intellectuel, sans remettre en cause ni sa vision profonde du monde, ni sa manieøre de vivre.
Confronteù aø des probleømes eùthiques ou moraux urgents, comme en geùneùtique, le scientifique a besoin de la spiritualiteù pour l'aider aø ne pas oublier son humaniteù. Einstein l'a exprimeù admirablement : " La religion du futur sera une religion cosmique. Elle devra transcender l'ideùe d'un Dieu existant en personne et eùviter le dogme et la theùologie. Couvrant aussi bien le naturel que le spirituel, elle devra se baser sur un sens religieux neù de l'expeùrience de toutes les choses, naturelles et spirituelles, consideùreùes comme un ensemble senseù…Le bouddhisme reùpond aø cette description…S'il existe une religion qui pourrait eâtre en accord avec les impeùratifs de la science moderne, c'est le bouddhisme. "
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